Entretien : Alban Richard x François Chaignaud

Alban, quel regard por­tez-vous aujourd’hui sur le pro­jet que vous avez por­té au ccn voi­là dix ans ?
Alban Richard 
— Le mani­feste reste d’ac­tua­li­té et je vais conti­nuer à le bran­dir en dehors du centre cho­ré­gra­phique. Les enjeux posés dans ce pro­jet étaient d’ordre poli­tique, autour de ques­tions de ser­vice public, de la créa­tion de com­mu­nau­tés pro­vi­soires ou du déve­lop­pe­ment de la pré­sence de la danse sur des ter­ri­toires qui n’en ont pas l’ha­bi­tude. Cela a été déter­mi­nant de reve­nir sans cesse au pro­jet pour ne pas se lais­ser débor­der par des injonc­tions poli­tiques et des dis­po­si­tifs qui varient au fil des ans. C’était une sorte de ter­reau avec des tuteurs, un écha­fau­dage qui allait nous per­mettre de construire des choses au fur et à mesure.

Fran­çois, quelles sont les grandes lignes direc­trices du pro­jet que vous avez proposé ?
Fran­çois Chai­gnaud
 — Mon pre­mier désir, c’est de pou­voir ins­tal­ler ma pra­tique quelque part. Je sens que mes expé­riences pas­sées m’ont per­mis d’accumuler des savoirs et des maté­riaux qui n’at­tendent que la pos­si­bi­li­té de se dépo­ser en un lieu pour ger­mer, moi­sir, fleu­rir. Et mon tra­vail s’ap­puie sur la néces­si­té d’être régu­liè­re­ment, quo­ti­dien­ne­ment, au stu­dio en train de pra­ti­quer, essayer, répé­ter. C’est d’ailleurs l’es­prit et le pro­jet ini­tial de ces ins­ti­tu­tions : un espace de tra­vail pour des artistes ! Au-delà de cet aspect lié à la pra­tique, mon pro­jet s’appuie à la fois sur le rap­port que la danse entre­tient à l’histoire et aux his­toires dans un sens large, et à la façon dont la danse – notam­ment dans sa forme spec­ta­cu­laire – s’invente, se copro­duit avec les publics. Ain­si, l’histoire des danses, l’histoire du ter­ri­toire et ses traces visibles, mais aus­si les his­toires intimes seront les axes sou­ter­rains de mes créa­tions et de celles des équipes accueillies. Et la façon dont une danse se donne à voir, com­ment le public est invi­té à la rece­voir, est aus­si une des ques­tions au cœur du projet.

Que per­met un centre cho­ré­graphe natio­nal dans la pra­tique d’un artiste qui en prend la direction ?
AR
 Dans ma rela­tion à la créa­tion, il me faut un temps de pra­tique impor­tant pour expé­ri­men­ter et véri­fier des hypo­thèses. Un ccn donne ce temps-là. C’est très impor­tant que l’ins­ti­tu­tion soit un vrai lieu exploratoire. 
FC
— Le ccn, c’est avant tout un lieu et une équipe. Dans le contexte actuel, cette res­source maté­rielle et humaine est un sou­tien pré­cieux pour per­mettre à nos arts de se déve­lop­per. D’ailleurs, l’idée d’affirmer le ccn comme un ate­lier de tra­vail per­met aus­si d’accueillir des dan­seurs et des dan­seuses, qui ont besoin de déve­lop­per et nour­rir leur pra­tique, leur motri­ci­té, leurs per­son­nages, sans qu’iels dépendent néces­sai­re­ment d’un·e cho­ré­graphe porteur·euse de pro­jet. Toutes les autres mis­sions du ccn – édu­ca­tion artis­tique et cultu­relle, rela­tions aux publics, co-pro­gram­ma­tions – décou­le­ront de ce qui se passe dans l’atelier/studio.

À quoi peut s’at­tendre le public dans les mois ou les années qui viennent ?
FC
— Dès juillet, nous pro­po­se­rons un week-end d’ou­ver­ture avec des spec­tacles et des ate­liers de pra­tique mais aus­si la pré­sence des artistes asso­ciés. L’une d’entre eux, la dan­seuse et chan­teuse Mary­fé Sin­gy, sou­haite par ailleurs tra­vailler à une créa­tion in situ qui relie­rait les deux âges les plus extrêmes de la vie, une intui­tion que je trouve très belle car elle fait écho au poten­tiel trans­for­ma­teur de nos danses. J’ai éga­le­ment bon espoir que le ccn prenne sa part dans l’i­ni­tia­tive Mil­le­nium 2027, année euro­péenne des Nor­mands lan­cée par la Région. Plus géné­ra­le­ment, le ccn res­te­ra avant tout un lieu où l’on ren­contre la danse par sa pra­tique, y com­pris la pra­tique du regard, notam­ment en invi­tant le public à assis­ter à des répé­ti­tions. Enfin, je me sens très proche de la vision d’une danse qui peut sur­gir dans dif­fé­rentes condi­tions, comme la Col­lec­tion tout-ter­rain l’a mise en œuvre. J’ai envie de consi­dé­rer mon réper­toire – avec plu­sieurs for­mats légers dans les­quels je danse seul ou à deux – comme pou­vant aller sur tous ces ter­rains C’est pour moi une manière très expli­cite et lisible d’al­ler à la ren­contre du public en y enga­geant mon propre corps.

Cette ren­contre passe aus­si par des pro­jets avec dif­fé­rents publics. Com­ment les abordez-vous ?
AR — Pour chaque pro­jet, nous avons tou­jours veillé à être dans un pro­ces­sus de créa­tion, de par­cours, de décou­verte, de ren­contre avec des artistes, avec l’enjeu d’être au tra­vail ensemble, de pou­voir dépla­cer son regard sur soi, sur l’autre. Nous ne sommes pas là pour faire de l’a­ni­ma­tion ; nous nous ser­vons des dis­po­si­tifs pour inven­ter et créer des temps où on se ren­contre. Je trouve très beau que les gens fassent confiance à leur intel­li­gence émo­tion­nelle, per­cep­tive, sen­so­rielle, pour recréer du lien.
FC — Je vois bien com­ment – par les temps qui courent – il peut y avoir un atten­du de la danse comme une pra­tique de fit­ness ou de mise au pas. J’ai envie de mettre toute mon éner­gie pour, dans ces pro­jets-là, mettre notre art au ser­vice d’autre chose : pro­lon­ger l’in­ven­tion de soi, décou­vrir d’autres dimen­sions pos­sibles, se rap­pe­ler qu’on n’est pas condam­né à être uni­que­ment ce qu’on croit être. La danse est un médium très accueillant qui per­met aus­si de chan­ter, de racon­ter une his­toire, d’être en lien avec d’autres médiums et il faut ché­rir et valo­ri­ser cette hospitalité.

Com­ment vous pro­je­tez-vous dans cette pre­mière moi­tié d’an­née 2026 ?
FC
— Pour moi, c’est un pre­mier semestre de tran­si­tion parce que toutes les acti­vi­tés tour­nées vers les publics sont déjà enga­gées et conduites par Alban et Cathe­rine. Mon agen­da est aus­si déter­mi­né depuis long­temps et je serai beau­coup en tour­née. Mais je serai le plus sou­vent pos­sible à Caen pour lais­ser l’air de la ville m’oxy­der, me trans­for­mer et com­men­cer à tra­vailler avec les équipes du centre cho­ré­gra­phique et toutes celles qui col­la­borent, contri­buent, rendent possible. 
AR
— J’ai des dates de tour­née – notam­ment avec ma nou­velle pièce Quar­tet – et vais recréer une asso­cia­tion, en Bre­tagne. À plus long terme, je tra­vaille éga­le­ment à un pro­jet euro­péen avec la Litua­nie, la Répu­blique tchèque et l’Ir­lande. Je veux conti­nuer à créer des lieux d’hos­pi­ta­li­té, de convi­via­li­té et de recherche parce qu’il va y avoir de la tem­pête et nous devons – ins­ti­tu­tions et com­pa­gnies – créer des oasis et tra­vailler ensemble. Je vais retrou­ver main­te­nant un autre rap­port au temps, avec en tête cette idée du neu­ros­cien­ti­fique chi­lien Fran­cis­co Vare­la qui m’a tou­jours gui­dée : on crée le che­min en marchant.

Entre­tien réa­li­sé par Vincent Thé­val, novembre 2025
pho­tos : Alban Richard © Agathe Pou­pe­ney ; Fran­çois Chai­gnaud © Laurent Poleo Garnier