Alban Richard / Simo Cell : Quartet

Pour sa nouvelle création – dont la première aura lieu en décembre à la Comédie de Caen – Alban Richard se penche sur la formule du quatuor, addition de quatre solistes dont les partitions coexistent. Dans une pièce irriguée par la vélocité et le dynamisme du DJing, le chorégraphe travaille au remix des paroles et des mouvements : reprendre, citer, coller, détourner, accélérer, ralentir, répéter, déformer en scratches, syncoper en micro-césures. En jeu, l’idée d’un corps très habité, traversé par des états contraires. Alban Richard dévoile ici les pistes qu’il a empruntées et explorées pour Quartet.
DISSOCIATION / JUXTAPOSITION
“Quartet vient d’une envie de travailler à nouveau sur la dissociation entre d’un côté des partitions très écrites, posées, et une grande liberté corporelle de l’autre. L’enjeu était donc dans cette sorte de juxtaposition entre une partition rythmique très forte – une musique techno rectiligne sur laquelle les interprètes déposent des boucles de textes, ce qui suppose de la travailler la colonne d’air – et une pratique corporelle qui est dans une relation à ce qui émerge du corps, un jaillissement de choses non pensées, non voulues.”
FLOT DE TEXTES
“Le matériau textuel vient d’endroits très différents, de chansons, d’entretiens filmés, de morceaux techno sur lesquels on a fait beaucoup de cut-up et d’assemblages presque abstraits ou qui, au contraire, convoquent des choses très quotidiennes. Des entretiens menés par le photographe américain Mark Laita pour sa chaîne YouTube Soft White Underbelly, nous avons gardé des tics de langage, des “You know” ou “I don’t know” que nous avons injectés dans les boucles rythmiques enregistrées par Simo Cell. C’est donc une sorte d’appropriation de beaucoup de sources différentes qui viennent se mélanger, se mixer, se métisser pour former une matière singulière.”
MARK LAITA
“Avec son projet Soft White Underbelly, Mark Laita mène depuis dix ans un travail de documentation, d’archivage, de portrait, où il donne la parole aux oubliés de la société américaine et plus singulièrement à des personnes du quartier de Skid Row à Los Angeles où il y a énormément de drogues, de personnes sans domicile, de travailleurs du sexe, de gangs… Ses entretiens prennent la forme d’un plan séquence de 10 à 40 minutes, où il pose toujours les mêmes questions, selon un protocole bien rôdé, offrant ainsi aux personnes interrogées un moment qui relève parfois d’une mini-séquence de thérapie, mais sans thérapeute. Elles se livrent sur leur endroit d’addiction, leur endroit de folie parfois, de désespoir. Mais ce n’est pas tant l’aspect sociologique qui m’a intéressé dans ce travail, que ce qui émerge des corps de façon inconsciente, cette multiplicité d’états, d’émotions, d’humeurs, qui peuvent changer d’une seconde à l’autre, parfois de façon chaotique. Quartet se focalise sur la façon dont les performeurs travaillent à faire émerger d’eux ces inconscients.”
ROBOTS APRÈS TOUT
“L’écriture chorégraphique est assez ouverte. Elle se fait par imprégnation de pratiques et joue sur un ensemble de contraintes et conditions de réalisation : amorcer des mouvements et les stopper, ne jamais juger ce qui vient, développer une attention à l’inattendu, s’obliger à ne jamais répéter ou – à l’inverse – à se répéter. Je travaille aussi les relations d’observation aux autres : Qu’est-ce que je copie des autres ? Quelle énergie, quels rythmes, quelle humeur, je fais circuler à l’intérieur du quatuor ? Et au fur et à mesure, ce corps qui semble très ou trop vivant, chaotique mais libre, vient – sous l’effet des différentes contraintes – se robotiser jusqu’à devenir une espèce de chose presque mécanique. Une mélancolie naît de cette automatisation.”
RHAPSODIE TECHNO
“La forme de Quartet épouse celle d’une rhapsodie, qui travaille la question de la rythmicité, avec des modules identifiables, mais où l’on peut aussi passer d’un moment dramatique à quelque chose de plus descriptif ou fictionnel, simplement par un petit glissement de tonalité ou de rythmique. Cette forme rhapsodique – sur laquelle a travaillé le musicien Simo Cell – nous permet ainsi de traverser des humeurs, des émotions, des relations aux performeurs différentes. Au fil de la pièce, le regard sur les corps se transforme : il peut être en empathie ou en ironie, jusqu’à trouver certaine une mélancolie.”
DJ
“La musique a été enregistrée par le DJ et producteur Simo Cell comme un seul et même mouvement, une grande forme qui se déploie et ne s’arrête jamais – une rhapsodie, donc – sur laquelle les interprètent déroulent. C’est un travail de timing, de pulsation, de vitesse, de texture, de matériaux en fonction des moments. Quartet met aussi les corps à l’épreuve des techniques du DJ : enrouler, dérouler, bugger, la fonction repeat, les micro césures. Nous sommes dans une zone entre la musique minimaliste américaine, la techno ou la musique de Bernhard Lang, compositeur autrichien de musique d’avant-garde, qui travaille le micro-canon et le reverse. Tous ces éléments viennent aussi se poser sur les corps. Comme dans Sentimental Landscape ou Come Kiss Me Now, cela m’intéressait de travailler la notion d’endurance par rapport à la colonne d’air et la façon dont on peut impliquer un corps dans une pratique d’émission vocale, texte ou chant. Ce sont deux choses qui doivent se gérer simultanément : le cerveau de l’interprète doit gérer en même temps les repères musicaux, ce qu’il a à dire, son débit, et le travail corporel.”
Chihiro Araki, Anthony Barreri, Zoé Lecorgne, Aure Wachter sont les 4 interprètes de la pièce.