Discours d’Olivia Grandville prononcé à l’occasion des 40 ans des CCN, le 03 décembre 2024

Bon­jour à toutes et tous,

Il y a 10 ans au moment de la célé­bra­tion des 30 ans des CCN, le pro­gramme était fes­tif, foi­son­nant, exclu­si­ve­ment cho­ré­gra­phique et je ne pense pas qu’il ait don­né lieu à quelques tables rondes ni auto-éva­lua­tions que ce soit.
Aujourd’hui l’atmosphère n’est pas qu’à la fête.
En 10 ans les temps ont consi­dé­ra­ble­ment chan­gé, pour le meilleur sou­vent, à tra­vers les mul­tiples ques­tions qui agitent et refondent les valeurs de la socié­té, mais pas que. L’heure est à l’inquiétude et le monde de la culture n’y échappe pas au vu des récentes coupes claires dont le sec­teur est vic­time dans déjà deux régions.

Alors 40 ans, c’est l’âge des bilans, et l’occasion aus­si de se sou­ve­nir du contexte qui a vu naître ces ins­ti­tu­tions en 1984 à la faveur d’un grand mou­ve­ment d’espoir pour l’art et la culture, un vent joyeux qui a souf­flé pen­dant un peu plus de 10 ans au tour­nant des années 80, por­té par une vision poli­tique qui vou­laient invi­ter, je cite : « tous les hommes et les femmes de culture à venir par­ta­ger leur savoir, à s’associer plus que jamais à la vie de la com­mu­nau­té… », pen­sant que « La cité tout entière en serait chan­gée, et peut-être même le sens pro­fond de la poli­tique ».

À la suite de ce dis­cours de Fran­çois Mit­ter­rand et de la nomi­na­tion de Jack Lang, le bud­get de la culture a dou­blé, celui consa­cré à la danse a été mul­ti­plié par 4 et les 12 pre­miers Centres cho­ré­gra­phiques natio­naux ont été créés dans un pay­sage qui comp­tait alors envi­ron 80 com­pa­gnies réper­to­riées, toutes esthé­tiques confon­dues. Elles sont aujourd’hui presque 600, et les CCN ne sont pas­sés qu’au nombre de 19, dont 3 femmes direc­trices contre 2 à l’époque.

Les Centre dra­ma­tiques natio­naux, eux, sont aujourd’hui 38, leurs mis­sions, je cite : « des lieux où peuvent se ren­con­trer et s’articuler toutes les dimen­sions du théâtre : la recherche, l’écriture, la créa­tion, la dif­fu­sion, la for­ma­tion. » Celles des CCN est en pre­mier lieu, je cite encore « de per­mettre la recherche et l’expérimentation et de par­ti­ci­per au renou­vel­le­ment des formes cho­ré­gra­phiques. » Il s’agit sur­tout de ne pas l’oublier, mais nous atten­dons tou­jours la suite.

Ce tra­vail de renou­vel­le­ment des formes cho­ré­gra­phiques, nous l’avons fait. À la faveur de cet élan, la France est deve­nue un car­re­four des cultures cho­ré­gra­phiques inter­na­tio­nales, une terre d’accueil, dont témoigne le foi­son­ne­ment sty­lis­tique qui occupe les pla­teaux d’aujourd’hui, ren­dant obso­lètes les anciennes nomen­cla­tures : clas­sique, contem­po­rain, hip-hop… Il serait d’ailleurs temps de ces­ser d’avoir peur de nom­mer les choses et de mon­trer autant d’inventivité dans la manière de défi­nir nos esthé­tiques que la musique qui voyage de l’ambiant tech­no au latin-metal en pas­sant par le mini­ma­lisme punk ou le dis­co expé­ri­men­tal… Toutes les danses c’est bien, mais il est quand même bon de savoir de quoi l’on parle, sous peine de tout uniformiser.

La danse est poly­morphe en effet et elle est partout.
La pre­mière image qui accueille le voya­geur débar­quant à l’aéroport d’Orly est une image de dan­seur, de même sur le fron­ton de la bourse de Paris. Car la danse est super « ven­deuse » ! Les publi­ci­tés des marques de luxe sur les murs du métro affichent des mises en scène cho­ré­gra­phiques et on a pu voir le rôle majeur qu’elle a occu­pé dans la céré­mo­nie d’ouverture des Jeux Olympiques.

En réa­li­té depuis 40 ans que les actrices et les acteurs du monde cho­ré­gra­phique œuvrent auprès des habi­tants ; en ban­lieue, en zone rurale, en ville ; des écoles pri­maires aux lycées, des uni­ver­si­tés aux hôpi­taux, des comi­tés d’entreprise aux asso­cia­tions, des pri­sons aux scènes de théâtre ; la danse s’est infil­trée par­tout, par le web, les réseaux, dans toutes les réa­li­tés sociales.
Nous créons sans cesse du lien et des valeurs émancipatrices.

Mais atten­tion, nous ne sommes pas non plus des ani­ma­teurs cultu­rels ni des influen­ceuses de pro­duits, il ne fau­drait pas que la grande géné­ro­si­té de la danse se retourne contre elle et viennent étayer cer­tains dis­cours rances contre une culture jugée trop exi­geante pour le soi-disant goût popu­laire, qui a sur­tout bon dos.
Et d’ailleurs le mot culture est res­té le grand absent des débats poli­tiques, sauf à détour­ner la notion de droits cultu­rels pour mieux en exclure certaines.
Et plus rare encore que le mot culture, ce sont les termes de créa­tion, créa­trices, cher­cheurs qui frappent aujourd’hui par leurs absences. Car avant de par­ler de culture encore faut-il qu’elle s’invente et se crée. Pour qu’il y est patri­moine et matri­moine, encore faut-il héri­ter de quelque chose. C’est pour cela qu’il existe des cher­cheuses, des scien­ti­fiques, des inven­teurs de tous poils. C’est pour cela qu’il existe la recherche fon­da­men­tale et non pas uni­que­ment la recherche appli­quée et c’est pour cela qu’il existe des artistes. Pen­ser la culture avant de pen­ser l’art, c’est-à-dire la créa­tion, c’est comme pen­ser le pain avant le blé, ça n’a juste aucun sens !

S’il existe des musées et des conser­va­toires, il faut aus­si qu’il y ait aus­si des trans­for­ma­toires, c’est-à-dire des espaces dont la fonc­tion n’est pas seule­ment de per­pé­tuer une mémoire mais d’inventer les formes et les artistes de demain, de créer la mémoire du futur.

Les CCN ont été ces trans­for­ma­toires pour la danse, à tel point que le pay­sage du spec­tacle vivant contem­po­rain tout entier en a été com­plè­te­ment élar­gi et bouleversé.
Le monde cho­ré­gra­phique s’est nour­ri, mais a aus­si consi­dé­ra­ble­ment nour­ri toutes les écri­tures de pla­teau contem­po­raines, du théâtre, au cirque en pas­sant par l’opéra, la marion­nette, les formes jeunes publics, sans par­ler de son influence sur le déve­lop­pe­ment de la per­for­mance dans le champ des arts visuels, car c’est tou­jours ailleurs qu’elle est le mieux reconnue.

Et c’est grâce à l’accompagnement des CCN, et parce qu’ils ont été diri­gés par des artistes, avec des visons d’artistes aus­si diverses soient-elles, que ce déploie­ment des esthé­tiques et cette poro­si­té entre les dis­ci­plines ont pu s’accomplir. Il faut des artistes à la tête de labels, parce que les artistes ne sont pas des êtres hors-sols, ils et elles sont impli­qués dans la socié­té, et pas seule­ment pour pen­ser le monde tel qu’il est, mais pour l’inventer. Leur tra­vail consiste jus­te­ment à accueillir l’imprévisible, l’inquantifiable, l’inadmissible, le magique, tout ce qui échappe à la mar­chan­di­sa­tion du monde et per­met au vivant de se régénérer.

Cepen­dant en 40 ans beau­coup de choses ont chan­gé, les mis­sions des CCN se sont élar­gies, mul­ti­pliées, voire par­fois accu­mu­lées, tan­dis que leurs moyens d’actions res­taient les mêmes. D’autres acteurs ont vu le jour, le sec­teur s’est à la fois déve­lop­pé mais éga­le­ment, on peut par­fois le pen­ser, épar­pillé. En 2019, selon une étude de l’Onda, 62% des spec­tacles créés ne l’étaient que pour moins de 6 représentations.

C’est aujourd’hui prin­ci­pa­le­ment la danse qui porte la danse, et ni sa capa­ci­té bud­gé­taire, ni ses outils de dif­fu­sion n’y suf­fisent. Aus­si, il est peut-être temps de repen­ser un éco­sys­tème opé­rant face à cet émiet­te­ment du pay­sage cho­ré­gra­phique pour que jus­te­ment nous n’en soyons pas réduits à nous par­ta­ger les miettes. Le constat est là, les idées aus­si, il nous manque les leviers pour les mettre en acte.

Plu­tôt qu’une vision machi­nique en moteur et rouage où les plus grosses roues seraient sup­po­sées trac­ter les petites, peut-être serait-il inté­res­sant de pen­ser en réseau, en archi­pels, ali­men­té par un tis­su conjonc­tif pro­tec­teur et faci­li­ta­teur, ce tis­su conjonc­tif qui fait tenir les choses ensemble dans un orga­nisme vivant et qui pour notre sec­teur s’appelle les poli­tiques publiques.

Dans un monde en pleine muta­tion, en lutte avec des forces réac­tion­naires qui prennent du poil de la bête, nous avons tant de défis à rele­ver, défi de pari­té, de diver­si­té, d’inclusivité, d’inventivité, face à l’arrivée de l’Intelligence Arti­fi­cielle et des mul­tiples tâches dont elle pour­ra bien­tôt par­fai­te­ment s’acquitter. Le corps de la danse, l’art et la pen­sée cho­ré­gra­phique, ont un grand rôle à jouer, ils ont sou­vent été pion­niers dans ces domaines. La danse doit pou­voir conti­nuer d’être intel­li­gente pour ces­ser d’être « la dan­seuse » des arts vivants.
En 1997 les signa­taires du 20 Août, outre d’autres reven­di­ca­tions qu’il serait inté­res­sant de réin­ter­ro­ger dans le contexte actuel, deman­daient déjà, en prio­ri­té, des expli­ca­tions sur la rai­son des dis­pa­ri­tés phé­no­mé­nales de bud­get entre la danse et le théâtre ou la musique. « Quand les sub­ven­tions de la danse seront à la hau­teur des pro­jets por­tés par les cho­ré­graphes, à la hau­teur des domaines qu’ils veulent explo­rer, la danse fera drô­le­ment le poids. » disaient-ils ….

Qu’en est-il aujourd’hui, et quelle place les CCN ont joué et ont encore à jouer dans cette acces­sion qui peine à accé­der, voi­là ce dont il est impor­tant de débattre, en toute conscience vis-à-vis des défis d’aujourd’hui dif­fé­rents de ceux d’hier, mais aus­si avec la fier­té du tra­vail accom­pli, la luci­di­té vis-à-vis de la mémoire du pas­sé et sur­tout notre force de convic­tion inen­ta­mée pour défendre la place de l’art cho­ré­gra­phique et les ques­tions majeures qu’il porte, qu’il flui­di­fie, qu’il est capable d’harmoniser depuis son savoir orga­nique, et qui nous semble à toutes et tous si capi­tal dans la socié­té-monde du 21e siècle.

Joyeux anni­ver­saire à toutes et à tous, et bonne rencontre.

Oli­via Grandville
Cho­ré­graphe,
Direc­trice de Mille Pla­teaux, CCN La Rochelle,
Co-pré­si­dente de l’ACCN