Dix ans de Créations habitants

Pendant dix ans, les créations participatives ont charpenté le projet du ccncn en allant au plus près des habitantes et habitants et en s’adaptant aux spécificités de chacun des territoires travaillés – à Caen et en Normandie. Conçues par des chorégraphes, nourries par leur vision, leur écriture et les capacités de chaque participant, elles sont des moments de sociabilité et de création artistique. Surtout, ce sont de véritables pièces, intégrées à notre programmation et présentées au public comme telles. Retour sur un cycle de projets ouvert et exigeant, qui s’est conclu le 7 septembre dernier par la création Dance Dance Dance.
Pensées comme l’une des incarnations les plus complètes d’un projet qui a mis au premier plan les relations entre territoires et habitants, l’émancipation et la visibilité de l’ensemble des corps d’une société mais aussi le dialogue et les liens intergénérationnels, les créations habitants ont été l’un des axes forts des mandats d’Alban Richard à la direction du ccn de Caen. Elles s’inscrivent dans le prolongement d’une réflexion ancienne du chorégraphe, qui avait déjà travaillé cette relation aux habitants dans les différents lieux auxquels il avait été associé jusque-là : le Théâtre Louis Aragon à Tremblay-en-France, la Scène nationale / théâtre d’Orléans ou encore Chaillot-Théâtre national de la danse. À Caen, il s’est agi non seulement de penser et déployer ces créations dans la ville mais aussi sur tout le territoire normand, souvent en partenariat avec ses scène nationales. En dix ans, le public a ainsi pu découvrir les créations d’une dizaine de chorégraphes, à Caen ou à Cherbourg-en-Cotentin, Carrouges, Alençon, Rouen, à Saint-Côme-du-Mont dans le Parc naturel régional des Marais du Cotentin, à Genêts dans la baie du Mont Saint-Michel ou encore sur la plage de l’île Tatihou. Sur une scène ou en plein air, ces pièces épousent des formes très différentes, aussi variées que le sont les écritures des chorégraphes qui les conçoivent et les groupes qui les interprètent, association par nature hétéroclite de volontaires près à s’engager dans une aventure humaine et artistique inédite.
Car tout se fait avec elles et eux. Chaque année, l’équipe du ccn présente un nouveau projet aux personnes intéressées et propose un planning de travail : en général six ou sept week-ends (le samedi après-midi et le dimanche toute la journée, où le repas est partagé). L’inscription est gratuite et les participantes et participants s’engagent moralement à s’investir au long cours dans le projet. Car il ne s’agit pas d’une série d’ateliers de pratique artistique mais bel et bien de la création d’une pièce chorégraphique dont les contours sont, au moment de la présentation, volontairement mouvants. En 2017, Phia Ménard souhaitait ainsi travailler sur des questions écologiques liées à l’eau tandis qu’en 2018, Mickaël Phelippeau proposait d’imaginer un portrait du groupe. Chacun présente donc une première idée, des premières pistes, en se gardant bien d’imaginer a priori la forme finale de la pièce, puisque la danse va émerger depuis le groupe même. Or celui-ci est par nature composite et intergénérationnel, réunissant des personnes de 17 à 85 ans ! L’enjeu est que chacun y trouve sa place et puisse s’y épanouir individuellement. Charge au chorégraphe de trouver comment mettre en jeu les participants dans différents types de relations spatiales et rythmiques. “Mais ce n’est jamais par un apprentissage mimétique, précise Alban Richard. L’idée est d’observer et choisir ce qui émerge du groupe pour le structurer.” Le processus de transformation ne fonctionne que s’il y a un épanouissement individuel au travers du collectif et le collectif ne s’épanouit que si chacun accepte de travailler à cette transformation et à cette création. Mais c’est aussi un exercice singulier et inédit pour les chorégraphes de travailler cette notion de groupe, puisqu’ils ont rarement – ou pour ainsi dire jamais – l’occasion d’écrire pour une quarantaine d’interprètes. Les idées et la matière s’accumulent vite au fil des six ou sept week-end de travail, à l’issue desquels deux représentations sont programmées.
Moments de stress, de plaisir et de joie collective, ces représentations sont une étape importante que les équipes accompagnent au plus près : les habitantes et habitants engagés dans ces créations n’ont pas d’expérience de la scène et pas nécessairement d’expérience de la danse comme spectateurs. La représentation cristallise ainsi un parcours où ils ont parfois fait plus et mieux que ce dont ils se pensaient capables et elle les met en jeu dans le regard du groupe, du public et de leurs proches. Et c’est une joie qui ne s’arrête pas une fois la pièce achevée : les participants sont invités quelques semaines après au ccn pour partager les images et les souvenirs de la création, qui a parfois permis de tisser des liens amicaux. L’expérience crée aussi une relation différente aux lieux qui l’accueille et contribue à tisser la présence de la danse sur le territoire, à une échelle humaine.
DANCE DANCE DANCE, BOUQUET FINAL
Pour clore les dix années de son mandat à la tête du ccncn et célébrer ce cycle de créations habitants qui l’ont ponctué, Alban Richard s’est associé aux chorégraphes Max Fossati et Mélanie Giffard pour imaginer une création grand format réunissant une centaine de participants. Pensée comme une série avec des épisodes chorégraphiques, Dance Dance Dance a pris la forme d’une randonnée de plus de 7 kilomètres, ponctuée d’arrêts sur différents sites de l’Ouest de la ville de Caen, au cœur de lieux que le public n’a pas toujours l’habitude de voir, comme le Jardin des Poètes, la place Venoise ou cette porte “secrète” dans le Jardin des Plantes – exceptionnellement ouverte pour l’occasion – conduisant au stade d’un collège via un parking. À chaque lieu sa création spécifique et sur-mesure, embarquant un nombre différent d’interprètes pour des modes de composition chorégraphiques propres. Clin d’œil à l’univers des séries, chacune des huit créations présentées ce jour-là débutait par la chanson Dance Dance Dance de l’artiste suédoise Lykke Li, en guise de générique, puis était organisée en quatre section avant de se refermer sur une chanson homonyme (puisqu’il existe énormément de morceaux intitulés Dance Dance Dance). Au fil de la journée, une chorale de femmes de l’école de musique MEP de Bourguébus et la Fanfare demi-écrémée ont rejoint les interprètes et randonneurs, faisant monter de quelques degrés encore la température de cette chaude journée de fin d’été, conclue dans un champ transformé en immense piste de danse.
Avec son lot de surprises et son organisation au cordeau, Dance Dance Dance est à l’image de dix années passées à créer des œuvres avec des habitantes et habitants : le fruit d’un engagement total de chacun, à commencer par les chorégraphes et les équipes du ccn de Caen. On peine à imaginer la logistique nécessaire à l’élaboration de plusieurs pièces avec une centaine d’habitants répartis en sept groupes, dont il a fallu organiser les répétitions puis les déplacements le Jour J. Beaucoup d’entre eux étaient d’anciens participants de créations passées ; d’autres se lançaient dans l’aventure pour la première fois. Toutes et tous étaient comme autant de notes d’une grande partition, dont les différents mouvements ont composé une symphonie énergisante, joyeuse et concernée.
Dix ans de créations habitants en chiffres
14 créations
45 artistes
510 participantes et participants
21 représentations
21 partenaires du territoire
887 heures de répétitions
Les chorégraphes qui ont créé une pièce avec des habitants
Nicolas Chaigneau
Hermann Diephuis
Max Fossati
Mélanie Giffard
Claire Haenni
Collectif INUI
Phia Ménard
Mathilde Monfreux
Mickaël Phelippeau
Mélanie Perrier
Alban Richard
DANCE DANCE DANCE d’Alban Richard (septembre 2025)