Entretien : Katerina Andreou
L’automne sera dense pour notre artiste associée Katerina Andreou, qui présente sa nouvelle pièce – Bless This Mess – et multiplie les collaborations excitantes. Le 8 novembre, elle sera au cœur de la Big Party du ccncn avec des projets qui portent haut les notions de transmission et de rencontre et traduisent son inscription sur le territoire au cours des deux dernières années. Entretien avec la chorégraphe et danseuse grecque, qui évoque ces différents aspects de son acticité et l’importance primordiale du collectif.
Vous serez présente à plusieurs titres au sein de la Big Party cette année. Quel lien entretenez-vous avec la fête ?
Katerina Andreou : C’est un imaginaire assez fort chez moi, mais pas forcément une réalité fréquente, car cela implique un certain mode de vie. Disons que c’est une réalité qui ne s’est jamais vraiment déployée, comme si j’étais toujours à côté de la fête, que je l’observais de loin ou que j’avais beaucoup rêvé d’une fête idéale ou d’un rassemblement idéal. J’éprouve toujours des émotions très fortes quand il se forme des communautés éphémères, que ce soit pour protester contre quelque chose (dans une manifestation) ou témoigner du simple désir de retrouver la joie. Pour moi, la fête ou le rassemblement sont des espaces où l’on peut éprouver un sentiment de liberté et des liens basés sur un système de valeurs. J’ai lu récemment l’essai TAZ, zone autonome temporaire de Hakim Bey, où il estime que la fête est le seul endroit où on ne peut pas être gouverné : c’est un espace-temps qui peut échapper à un système de contrôle, grâce à son caractère éphémère ; il s’autodétruit avant. Et c’est un imaginaire qui me traverse aussi en termes chorégraphiques : ma gestuelle s’y rapporte, tout comme la façon dont je noue des relations avec le public ou avec les autres sur le plateau, comme dans Bless This Mess. C’est le contenu même de mes recherches pour arriver à des pièces chorégraphiques.
Pouvez-vous nous présenter Rave to Lament, l’une des deux performances qui sera au cœur de la Big Party ?
C’est une performance que j’ai créée assez rapidement, pour un festival à Athènes, dans une période post-covid et où les rassemblements festifs étaient encore délicats. J’ai choisi de travailler sur la tristesse collective que généraient cette situation et le doute sur l’avenir, en prenant le thème des raves, des free party, dont je connais l’existence sans en avoir quasiment jamais vécu. J’étais enfant quand le mouvement des raves battait son plein à Athènes et je l’ai j’ai observé de loin. C’est aujourd’hui comme un fantasme et cela m’a attristé de ne pas l’avoir vécu. Je voulais une performance, avec un texte projeté, qui parle de ce désir de célébrer quelque chose qui nous rassemble. Comme le festival avait peu de moyens, c’est une performance in situ, sans électricité, avec une voiture tunée. Cela convoque le côté populaire de la fête, qu’on retrouve dans les quartiers à Athènes, et amène aussi la question des classes sociales : qui a accès à ces fêtes, à ces musiques ?
En quoi diffère la version qu’on pourra en voir le 8 novembre à Caen ?
Elle est le fruit d’une réflexion que nous avons menée avec l’équipe du ccncn, où nous avons imaginé une semaine de transmission chorégraphique que j’animerai auprès de professionnels émergeants, des étudiants qui sortent de l’école. C’est un moment difficile peur eux et elles, où il faut trouver comment continuer et rentrer dans le champ professionnel. Cinq ou six personnes vont suivre cette semaine de professionnalisation et nous verrons comment distribuer les rôles pour la performance lors de la Big Party. Pour moi, c’est un challenge réjouissant parce que je n’ai jusqu’à présent jamais transmis mon écriture chorégraphique.
Vous avez pourtant une importante activité d’enseignement. Comment la concevez-vous ?
Cela dépend des contextes. Quand un workshop est adressé à un public amateur ou professionnel, j’estime que les personnes doivent repartir en ayant traversé une expérience. Et c’est avant tout une expérience de rassemblement, de groupe, c’est-à-dire d’une énergie qui les contamine les uns les autres. Il s’agit moins d’étudier les outils spécifiques avec lesquels je compose que de s’interroger sur la façon dont le collectif que l’on forme à un moment donné – pendant cinq ou dix jours – peut créer un imaginaire qui va accompagner les participants par la suite. Comment des outils comme le son, mon énergie ou mes gestes, les contaminent ? Être et danser avec les autres correspond à un besoin très important, pour moi. Dans un contexte différent comme le master chorégraphique exerce à Montpellier, j’essaie plutôt de partager mon regard dramaturgique et mes outils de composition, qui sont basés sur des pratiques d’abstraction mais visent à des gestes très concrets. Ce sont plus des stratégies de création.
Lors de la Big Party, vous allez aussi proposer une performance inédite, fruit de rencontres et ateliers avec les joueuses de Roller Derby caennaises. Comment s’est déroulé ce projet ?
Nous nous sommes rencontrées à travers le pratique et avons imaginé nos échanges comme des dons : elles m’apprenaient le roller – enfin, à rouler sans peur – et je leur faisais habiter d’autres imaginaires, pour expérimenter une autre sorte de réactivité. Nous avons joué ensemble pendant deux ans, de façon très libre, sans nous soucier du résultat. C’était très inspirant et réconfortant pour moi de voir ces femmes se rassembler en dépit de leurs contraintes personnelles, pour le seul plaisir de vivre leur passion. C’est un sport qui n’est pas sponsorisé et leur seule récompense est leur joie de jouer, ce qui est pour moi très lié à l’enfance. Et elles m’ont dit que cela avait soudé leur groupe et amélioré leur jeu. C’est avant tout une belle rencontre humaine.
Cet automne, vous présenterez également au ccncn votre nouvelle création, Bless This Mess, quelques jours après sa présentation au Festival d’Automne à Paris. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
C’est ma première pièce de groupe et je voulais continuer ce cheminement où je me base sur un état émotionnel ou mental pour créer. J’ai choisi la confusion (le Mess du titre) qui ne décrit pas une forme scénique mais un rapport au monde d’aujourd’hui, où tout est très instable. Je voulais arriver à célébrer cette confusion – pour ne pas être paralysée – et j’avais besoin de m’associer aux autres : je ne pouvais pas célébrer cela seule, dans ma tête. Nous créons une communauté éphémère sur scène et j’essaie d’amener une énergie qui va basculer par moments vers la joie, d’où le Bless du titre. Pour cette pièce, le punk m’a beaucoup aidée, comme un mantra pour aller vers une écriture qui embrasse la confusion, sans complaisance, sans suivre un récit. On ne se pose jamais, on continue à voyager dans la pièce et on crée notre propre monde, un peu confus, qui persiste dans son élan, avec des hauts et des bas.
Vous allez aussi collaborer avec Florentin Ginot, compositeur associé au ccncn, sur la pièce Not Here – extended…
C’est une grande surprise. J’ai beaucoup écouté sa musique pour comprendre sa façon de travailler, son imaginaire, et ce que cela dégage chez moi. C’est très différent du son que je pourrais utiliser mais très proche du son que je peux écouter pour mon plaisir, chez moi. La proposition vient d’Alban Richard, pour une création éphémère : nous n’aurons que quelques jours pour voir comment nos univers peuvent coïncider. Je trouve que c’est un geste performatif très fort, de créer un lien en peu de temps et voir ce que ça va donner.
Trois rendez-vous avec Katerina Andreou cet automne :
Bless This Mess, le mercredi 25 sept. 20h au ccn
Not Here – extended de Florentin Ginot, le mardi 05 nov. 20h au Conservatoire de Caen
La Big Party, le vendredi 08 nov. au ccn
entretien réalisé par Vincent Théval, juillet 2024
photo © Agathe Poupeney
Retrouvez cet entretien dans notre fanzine Voir Danser Parler #5