A propos de « the departed Heart » – interview croisée Alban Richard x Sebastian Rivas

  • Com­ment est venue l’idée de créer de la musique à par­tir du souffle des danseurs ?

Alban Richard : J’ai sou­hai­té conti­nuer le tra­vail que j’avais mené autour de la res­pi­ra­tion. J’aime pas­ser par des tâches concrètes, pro­po­ser des contraintes cor­po­relles qui posent un cadre. Nous avons tra­vaillé des outils comme l’as­so­cia­tion de la durée de l’inspire, expire ou apnée à la durée du mou­ve­ment. J’ai deman­dé à Sebas­tian s’il était pos­sible de créer une par­ti­tion musi­cale à par­tir de la pro­duc­tion du souffle avec une trans­for­ma­tion en temps réel.

Sebas­tian Rivas : Les dan­seurs portent des micro­phones et pro­duisent du souffle qui est ana­ly­sé en temps réel. Je com­pose et agence dif­fé­rents effets sur ces res­pi­ra­tions jus­qu’à l’obtention d’une par­ti­tion orga­nique. La dra­ma­tur­gie musi­cale com­mence avec un souffle brut et natu­rel des dan­seurs jus­qu’à une trans­for­ma­tion vers un ensemble de viole de gambe, un ins­tru­ment à corde de la Renais­sance. Mon tra­vail est fon­dé sur des idées de frag­men­ta­tion et de dégra­da­tion. La res­pi­ra­tion est un son très fra­gile qui a très peu d’am­bi­tus, ce qui implique un très grand défi tech­ni­que­ment. Mon inten­tion est de relier cette fra­gi­li­té du dis­cours musi­cal à l’état mélancolique.

  • Quelles sont vos réfé­rences liées à la mélan­co­lie ?

AR : Au 17ème siècle, Robert Bur­ton écrit une somme uni­ver­si­taire sur tout ce qu’on sait de la mélan­co­lie depuis l’An­ti­qui­té, de savoirs phi­lo­so­phiques jus­qu’aux croyances. L’humeur mélan­co­lique est ain­si reliée au souffle, à l’hu­mi­di­té, à la buée. Les écrits autour de la Vani­té comme l’Ars morien­di, The craft of Dying ont nour­ri cette créa­tion, tout comme les notions de ruine, de décom­po­si­tion. J’ai consti­tué un ensemble d’œuvres dans l’His­toire de l’Art qui détiennent des pos­tures de mélan­co­lie. Nous avons aus­si tra­vaillé à par­tir d’extrait de films comme La leçon de pia­no de Jane Cam­pion, Répul­sion de Roman Polans­ki, Pos­ses­sion d’Andrzej Zulaw­ki… Dans cette créa­tion, je tra­vaille sur des corps qui sont impri­més par l’es­pace comme s’il y avait des fan­tômes qui agis­saient sur eux, plu­tôt que des corps qui agissent sur l’es­pace. Pen­dant le pro­ces­sus, nous avons tra­ver­sé dif­fé­rents exer­cices de mani­pu­la­tions cor­po­relles à plu­sieurs pour don­ner des sen­sa­tions phy­siques à un seul dan­seur et éveiller la mobi­li­té de la tête, la cage tho­ra­cique, les pou­mons, la colonne ver­té­brale, le bas­sin. Les dan­seurs peuvent gar­der la mémoire de cette expé­rience lorsqu’ils bougent seuls. Notre ques­tion était de trou­ver com­ment la struc­ture même de la pièce pou­vait répandre cet état mélan­co­lique du pla­teau à l’es­pace sonore, jusqu’au public.

  • Com­ment avez-vous abor­dé cette collaboration ?

SR : En tant que com­po­si­teur de musique contem­po­raine, je peux avoir un contrôle exces­sif de dif­fé­rents para­mètres, du micro-temps, de la hau­teur… etc comme on peut trou­ver en musique de chambre ou d’orchestre. J’ai consta­té qu’ap­po­ser mes struc­tures com­plexes à des médias com­plexes comme la danse ou l’image pou­vait créer une insa­tis­fac­tion ou un double dis­cours lorsque les élé­ments entrent en concur­rence les uns avec les autres. Avec cette pièce, je sou­haite plu­tôt créer une ambiance orga­nique et res­pi­ra­toire sur scène.

AR : Dans ce contexte de col­la­bo­ra­tion entre musique et danse, je ne sou­hai­tais pas tra­vailler avec quel­qu’un qui allait écrire une par­ti­tion ou qui ferait en sorte que cela soit un concert. J’apprécie lorsque l’ensemble des médiums artis­tiques sont réunis autour du pro­jet. Ici, la scé­no­gra­phie réduit l’es­pace, ce qui per­met pour le spec­ta­teur de ren­trer à l’intérieur, du théâtre dans le théâtre. Les corps sont dépo­sés sur des pla­te­formes. Rachel, la cos­tu­mière, a eu l’idée d’avoir trois couches de cos­tumes pos­sibles, du sous-vête­ment jusqu’à l’ac­cu­mu­la­tion d’éléments plus théâ­tra­li­sés comme des cha­peaux ou des voiles. Pour la lumière, j’ai fait un choix de rampes qui donne un éclai­rage de nature morte. Cette dimen­sion pic­tu­rale m’autorise à jouer d’une dis­tance plus ou moins grande avec la chorégraphie.

  • Ce pro­jet fait-il écho à des pièces précédentes ? 

SR : Oui, j’ai écrit Obli­vion Vani­tas Sono­ra en 2016 qui se dérou­lait dans l’é­glise la plus ancienne de Stras­bourg. Une année plus tard, j’ai créé Ruines qui s’ins­pi­rait de textes d’auteurs comme Didi-Huber­man. La thé­ma­tique de la dégra­da­tion était pré­sente dans ces pro­jets mais avec des ins­tru­men­ta­riums très différents.

AR : Cette com­mande à Carte Blanche fait par­tie d’un par­cours artis­tique. J’ac­cu­mule depuis vingt ans des créa­tions avec des habi­tants, des com­mandes, des per­for­mances dans les musées, du in situ, des spec­tacles… Je suis comme un arti­san, je pro­duis pour ren­con­trer, me ques­tion­ner sur mes outils et en inven­ter de nouveaux.

Pro­pos recueillis par Auré­lia Fradin,
mai 2019