Entretien : Florentin Ginot
Pour deux années, 2024 et 2025, Florentin Ginot est compositeur associé au centre chorégraphique national de Caen, dans le cadre d’un nouveau dispositif mis en place par le ministère de la Culture et la SACEM. Le contrebassiste, qui partage son temps entre Paris et Cologne, est directeur artistique de la compagnie HowNow, avec laquelle il développe des formes scéniques associant musiques de création et danse, théâtre et cirque contemporains. Rencontre avec un artiste curieux et ouvert à toutes les rencontres et collaborations.
Qu’est-ce qui vous a mené à la contrebasse puis aux musiques contemporaines ?
Florentin Ginot : J’ai commencé le violoncelle à huit ans ; un an après j’ai vu un musicien jouer de la contrebasse dans un concert et j’ai immédiatement voulu m’en approcher. J’adorais ce grave et le corps à corps qu’implique la contrebasse, un instrument si imposant, plus encore pour un enfant. Il y a quelque chose de fascinant dans sa vibration et la sensation du son qui s’en échappe. Je viens de Saint-Denis, où il n’y avait pas de classe de contrebasse, aussi j’ai dû m’inscrire au Conservatoire à rayonnement régional d’Aubervilliers (CRR 93), avec Jean-Christophe Deleforge. C’était une chance de tomber sur lui parce qu’il m’a ouvert à beaucoup de choses. Musicien baroque à l’origine, il invitait d’autres artistes pour nous initier à l’improvisation, au jazz, à la musique contemporaine ou à la musique ancienne sur instruments baroques. Très vite, j’ai assimilé que l’instrument n’était pas une fin en soi mais un moyen d’explorer le monde. La contrebasse a par ailleurs un répertoire restreint et peu gratifiant dans la musique classique, alors que c’est un instrument roi dans le jazz et l’improvisation. C’est une friche, une page blanche où tout reste à faire. Cette exploration est fascinante. Assez jeune, vers mes 15 ans, j’ai commencé à rencontrer des compositeurs et à découvrir une pratique qu’on ne touche pas forcément à cet âge : travailler de la musique vivante et ne pas se cantonner à des pièces du passé, être dans l’échange avec les créatrices et créateurs, avoir son mot à dire et être force de proposition. C’est aujourd’hui un aspect qui me semble essentiel dans ma pratique en tant qu’interprète contemporain. Tout ceci m’a amené, petit à petit, à explorer différents chemins et à en tirer une pluralité d’approches : je peux aujourd’hui proposer un programme à la Philharmonie de Paris où je joue des œuvres de Jean-Sébastien Bach, Heinrich Biber et Nicola Matteis, mais aussi des improvisations accompagnées de synthétiseurs analogiques. Cela reflète des envies musicales plurielles mais très liées.
L’idée de continuer à noircir cette page blanche, en passant des commandes à des compositeurs et compositrices, était là dès le début ?
C’était là très tôt et c’est pour moi essentiel. J’aime rappeler aux étudiants, dans les masterclass, l’exemple de ces compositeurs que l’on vénère tant, comme Bach et Mozart, qui jouaient principalement la musique de leur époque, contemporaine donc, tout en ayant un rapport très libre à celle-ci : Bach improvisait bien sur ses propres compositions. Il faut tout faire pour garder une pratique innovante d’interprète : rester curieux et à l’écoute du corps musicien, qui est aussi un corps dansant. C’est un aspect dont j’ai pris conscience assez tôt, en étant arrivé à la scène par le cirque après la rencontre avec deux apprenties de l’Académie Fratellini. J’ai découvert ce monde-là, que j’ai adoré. De fil en aiguille, je me suis penché sur la danse. Quand je suis arrivé au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, j’ai monté un projet avec les classes de danse, de composition et d’électro, de façon un peu pirate. Cet intérêt ne m’a jamais quitté.
Qu’est-ce qui a formé votre goût de spectateur, en danse ?
Je vais principalement voir des formes scéniques, davantage que des concerts. Mon enfance a été nourrie de théâtre contemporain et de peinture, deux mondes qui ont imprégné mon rapport à la scène. Ma découverte de la danse contemporaine a dû commencer vers seize ans avec des “classiques”, comme Anne Teresa De Keersmaeker, Maguy Marin ou la compagnie Sankai Juku, qui a été un choc à l’époque. Je trouvais fascinant le rapport musical au corps et à la lenteur.
Dans vos créations pluridisciplinaires, comment travaillez-vous le rapport entre musique et danse ?
Je reste en premier lieu un musicien et j’ai d’abord une pensée musicale, y compris dans la chorégraphie ou la construction des images. Dead trees give no shelter, par exemple, naît d’abord d’une rencontre entre Helge Sten, alias Deathprod, artiste électro dark ambient norvégien, et la chorégraphe Soa Ratsifandrihana. Avec le dramaturge du projet, Michael Bölter, nous nous sommes inspirés de The Waste Land de T.S. Eliot, poème fleuve complètement fou de 1920, rempli entre autres de références à Dante. Nous nous en sommes inspirés pour des caractéristiques de personnages et l’atmosphère générale. La source du spectacle réside cependant dans le son que Helge Sten et moi produisons, avec lequel les danseurs entrent en vibration. C’est de l’écriture de plateau. Dead trees give no shelter a été une production importante, développée parallèlement à des formes plus simples, que j’ai imaginées avec la chorégraphe Soa Ratsifandrihana : les Instantanés. Le premier volet, Folia, met en jeu un quatuor autour d’une monographie de Marin Marais et une intervention chorégraphique de vingt minutes avec Soa et Aure Wachter. L’Instantané suivant est le fruit d’une écriture au plateau avec la chanteuse et oudiste palestinienne Kamilya Jubran. Avec Alban Richard, nous travaillons à ce qui devrait être le troisième volet, intitulé A Sentimental Landscape, inscrit dans un registre beaucoup plus performatif, où je serai à la contrebasse et l’électronique, dans un espace entre composition, performance et improvisation.
Vous êtes compositeur associé au centre chorégraphique national de Caen. Comment allez-vous investir ce dispositif ?
Je trouve enthousiasmant d’avoir, avec le ccncn, réussi le pari de rentrer dans le cadre de ce dispositif, pour la simple raison que je ne suis pas un compositeur au sens classique du terme. Le système français a tendance à privilégier une hiérarchie pyramidale finalement assez traditionnelle – prenons l’exemple du rapport compositeur-interprète – mais les jeunes créatrices ou créateurs ont aujourd’hui un rapport plus large et décloisonné aux œuvres et peuvent parfois tout aussi bien penser la lumière, les mouvements, la scénographie ou la façon d’investir un lieu. Et de plus en plus, l’idée s’affirme qu’une pièce puisse être publiquement affichée comme une collaboration entre créateur et interprètes/co-créateurs. Ce qui est monnaie courante en danse était quasiment inexistant en musique classique et contemporaine jusqu’à très récemment. Le rapport à la création musicale a beaucoup évolué et c’est ce que nous défendons dans cette association avec Alban Richard et le ccncn. Être compositeur associé permettra dans un premier temps d’explorer cette nouvelle création avec Alban Richard mais aussi d’inviter deux chorégraphes, dont Katerina Andreou, à investir des pièces de Rebecca Saunders, Claudia Jane Scroccaro, Bach et autres, au sein du projet Not Here. Des ateliers seront proposés avec les publics du centre chorégraphique, les élèves des écoles et du conservatoire, et l’Artothèque de Caen. Nous allons monter – en partenariat avec le conservatoire – un projet sous forme de spectacle incluant les classes de danse, de contrebasse et d’électronique. L’idée générale de ma présence au ccncn est de trouver l’espace entre vibration sonore et vibration des corps. C’était une évidence de m’associer à Alban Richard qui développe une pensée autant musicale que chorégraphique. C’est aussi la première fois qu’un centre chorégraphique national s’inscrit dans ce dispositif de “compositeur associé”. En axant notre projet sur la création – avec beaucoup de temps de résidence, de création et des invitations d’artistes – plutôt que sur la simple diffusion de pièces écrites, nous espérons ouvrir des portes.
Trois rendez-vous avec Florentin Ginot en 2024 :
Pratiquer l’exposition, le sam. 03 février à l’Artothèque de Caen
A Sentimental Landscape, ouverture publique le ven. 17 mai au ccn
Not Here, le mar. 05 novembre au Conservatoire de Caen
© Vincent Théval, décembre 2023
Retrouvez cet entretien dans notre fanzine Voir Danser Parler #4